par gatsby » 31 Août 2016 23:20
Bonjour à tous,
Depuis quelques jours je m'attelle à la traduction d'anecdotes sur Django, toutes tirées du bouquin Jazz Away From Home de Chris Goddard. Ce livre traite du jazz en Europe, et en tant que tel contient une section importante sur Django, passionnante surtout grâce à ces anecdotes, et que viennent agrémenter quelques belles pages de photos, dont certaines rares. Donc je vous propose ici mes propres traductions, qui valent ce qu'elles valent. Certaines anecdotes sont vraiment excellentes. Ce que je n'arrive pas à déterminer, c'est leur provenance. Certaines ressemblent à des entretiens personnels entre Goddard et les gens qui ont côtoyé Django, mais peut-être que ce sont aussi des bribes d'articles récupérés ici et là. Je regarderai mieux mais ce n'est pas très clair. Certaines ont un côté clairement oral, d'autres contiennent des gallicismes. D'autre part, je ne sais pas si certaines de ces anecdotes sont déjà des traductions du français vers l'anglais, auquel cas il est possible qu'il existe des versions originales françaises de ces textes. Si vous avez des infos sur leur provenance, dites-le moi! Je vous propose ici en gros deux tiers des anecdotes, je traduirai et posterai le reste plus tard. Il y a déjà masse de lecture! Vous serez peut-être surpris (parmi mes préférées, celle avec la boîte de cigares, et celle avec le café crème et les croissants, c'est carrément comique!). Enjoy!
Stéphane Grappelli : La chose la plus fantastique chez Django était son harmonie. Cela s’apprend. Mais lui possédait la connaissance de l’harmonie instinctivement. Aujourd’hui vous avez Erroll Garner, qui peut jouer dans n’importe quelle tonalité parce qu’il ne sait pas lire la musique et ne connaît pas la différence. Même chose avec Martial Solal.
Louis Vola : Django ne lisait pas la musique. Mais il avait des oreilles d’éléphant, vous comprenez. J’ai joué avec lui dans un grand orchestre où il devait jouer un arrangement que Paul Baron avait écrit pour un très bon trompettiste du nom d’Aimé Barelli. Barelli est tombé malade et Django l’a remplacé. Il a écouté l’orchestration deux fois, puis l’a jouée exactement comme s’il l’avait connue toute sa vie, bien qu’il ne l’eût jamais entendue auparavant.
Alberta Hunter : Il m’a accompagnée de nombreuses, nombreuses fois. Je me souviens qu’il jouait de telles notes sur cette guitare que j’en devais presque m’arrêter de chanter. Il pouvait toujours me faire pleurer.
Gérard Lévecque : Ce que les gens ne comprennent pas à propos de Django en tant que guitariste, c’est qu’il était vraiment plus un harmoniste, un arrangeur et un guitariste pour grands orchestres plutôt qu’un virtuose – parce que comme virtuose il n’avait que deux doigts pour jouer. Cela explique sa bonne relation avec Ellington. Il aimait la musique de Duke, et Duke pouvait également entendre ce que Django faisait harmoniquement. Il a compris l’importance de morceaux comme « Harlem Airshaft » bien longtemps avant nous tous.
Hubert Rostaing : J’ai écouté tous les grands soloistes et les grands orchestres – Duke Ellington, Benny Goodman, Benny Carter et le reste. Mais la personne qui m’a le plus appris était Django, quand bien même il y avait quelque chose de manouche (gypsy) dans son jeu. Donc je dois tout ce que je sais à Django principalement. Bien sûr, le fait de connaître la musique pour l’avoir étudiée m’a aussi beaucoup aidé ; j’avais déjà une certaine compétence. J’étais allé au Conservatoire, donc son sens extrêmement développé de l’harmonie ne me déconcerta pas plus que ça, parce que bien que la musique fût encore relativement simple à cette époque, il la rendait plus complexe par son sens extraordinaire de l’harmonie. Ses solos le montrent : sixièmes, notes ajoutées, notes de passage.
Gérard Lévecque : Je me souviens que jeune clarinettiste quittant le Conservatoire, je connaissais toujours les morceaux classiques que nous jouions là-bas, et Django m’accompagnait à la guitare sans jamais avoir entendu ces morceaux auparavant. C’était incroyable. Il ne sut jamais lire la musique, mais il comprenait parfaitement la musique de Debussy parce que nous la jouions sur scène. Et nous jouions les Danses norvégiennes de Grieg et « Carmen » de l’opéra de Bizet – et il connaissait toutes les harmonies de Bizet. Même si elles étaient arrangées différemment, il trouvait toujours de nouvelles choses à faire derrière elles. Ces harmonies étaient bien plus difficiles que celles qu’on trouvait dans le jazz à l’époque, et de plus, c’étaient des harmonies particulièrement difficiles à jouer à deux doigts. Ne pouvant utiliser ses quatre doigts comme tout le monde, il avait inventé tout un nouveau système pour contourner le problème. En plus de cela, son handicap faisait qu’il ne pouvait jouer ni très haut ni très bas sur son instrument – donc il devait changer toutes les inversions.
Louis Vola : Il aimait la musique classique, Debussy en particulier. C’est pour cela qu’il a écrit le « Boléro » – avec trois violons et un trombone. Il a pris la section cuivres de l’orchestre de Ray Ventura et quatre violons, parmi lesquels Bragiotti, Michel Warlop et Stéphane Grappelli. Il adorait la grande musique ; ça, ça l’impressionnait vraiment… Tous les dimanches nous avions l’Opéra comique à Paris, et tous les dimanches lui et moi allions ensemble écouter les concerts classiques entre 17h et 19h. Je choisissais le programme avec attention : Debussy, Ravel, Paul Dukas… Nous restions tout le temps du concert, et après cela, il se pouvait parfois que nous ne prononcions pas un mot du reste de la journée. Nous échangions seulement quelques sourires de temps en temps. Parfois nous jouions du jazz après ces concerts, et Django disait alors : « Je n’arrive plus à m’entendre. » [traduction pas forcément exacte ; le texte original dit « I can’t hear myself playing », ce qui dans ce contexte signifie peut-être quelque chose du type « Ce que je joue n’a aucun sens. »]
Gérard Lévecque : Après un moment, le Quintette cessa de l’intéresser, excepté comme moyen de gagner de l’argent et pour le plaisir de jouer. Ce qu’il voulait, c’était arriver à composer de la musique sérieuse. Il voulait cinquante violons et cent choristes. Il a même écrit une symphonie. Elle devait être jouée par l’orchestre à la Salle Pleyel, avec une présentation de Jean Cocteau. Tous les musiciens étaient très bien préparés, bien sûr. Ce n’était pas à moi de diriger l’orchestre parce que j’étais très jeune et j’avais peur de tout gâcher. Je n’étais pas encore un professionnel, donc j’ai trouvé un chef d’orchestre qui l’était. C’est Django qui m’a demandé de trouver cet homme. Bref, la veille du concert nous sommes allés chez lui pour récupérer les partitions, et il avait disparu. Ce qu’il s’est passé, selon nous, c’est qu’étant hongrois, il avait été arrêté puis déporté par les Nazis. On n’a jamais plus entendu parler de lui. Mais l’histoire a une suite, car l’autre jour des gens sont venus me voir à propos d’un livre qu’ils préparaient sur la musique de Django, et ils m’ont dit que quelqu’un avait entendu la symphonie en question à la radio, soit en Hongrie, soit en Roumanie. Donc d’après eux ce type avait bel et bien été emmené par les Allemands, et après la guerre il s’était installé comme chef d’orchestre en Hongrie ou en Roumanie, et c’est ainsi que le manuscrit avait survécu.
La symphonie fut aussi jouée en France, car en 1946 j’ai rejoint Ray Ventura, et à cette époque Django fut sollicité pour composer la musique d’un film qui depuis a disparu, Le Village de la colère. Et dans ce film il a incorporé le meilleur de sa musique de sa Messe et de la symphonie. Il demanda à André Hodeir de la transcrire pour lui, et Hodeir, qui était un grand musicien, la retranscrit à la note près. Et j’ai vu ce film avec Django – il m’avait demandé d’y aller avec lui – et la musique était épatante. L’orchestration d’Hodeir était parfaite, elle respectait fidèlement les idées de Django. Avec moi, cependant, Django dictait littéralement note pour note ce qu’il jouait sur sa guitare : première trompette, deuxième trompette, troisième trompette, deuxième cuivre, etc. On a tout écrit dans l’ordre. Ca a duré environ quinze minutes en tout. C’était assez difficile à jouer parce que c’était composé par un guitariste n’ayant pas de connaissance réelle du violon ni des autres instruments. C’était également très original ; comme Les Noces de Figaro. Ce n’était pas un truc normal, quelconque. Ses idées sortaient toujours des sentiers battus.
Django parlait toujours d’écrire une messe. Vous comprenez, chaque année les manouches vont aux Saintes-Maries-de-la-Mer, une petite ville portuaire française, sur la Méditerranée, où se trouve sainte Sarah, une statue noire qui est la sainte patronne de tous les manouches. Et Django, qui se considérait supérieur au reste du monde, voulait écrire une messe spéciale pour les manouches. Elle ne fut jamais achevée. Elle ne fit jamais plus de quelques mesures. Enfin bref, puisque tout le monde avait entendu parler de la fameuse messe de Django, la Radio Diffusion Française demanda à ce qu’elle soit enregistrée. Donc il vint me voir et dit : « Ecoute, il faut qu’on fasse quelque chose parce que la radio veut enregistrer ce truc. » Alors il s’assit au piano – il pouvait pianoter quelques accords – et j’écrivis ce qu’il me dictait. Vous pouvez constater que ce n’est pas grand-chose. Les consignes spécifiques sur les orgues furent notées par l’organiste du Sacré-Cœur de Montmartre. Il n’existe environ qu’une minute et demie de cette messe, elle ne fut jamais plus developpée que cela. Niveau composition, c’est parfaitement classique – avec une certaine affinité pour la musique de J. S. Bach. Cela prouve que Django, en plus de tout le reste, avait la sensibilité musicale de la musique classique du XVIIIe siècle. Ca aurait pu être une œuvre achevée. Mais comme vous savez, Django était paresseux. Il travaillait très peu. Il était toujours au lit… Il ne reste pas assez de cette messe. Il n’y a pas d’indications, on en sait pas si c’est le début, le milieu ou la fin de la messe. Pour lui c’était juste une messe. [note : sur l’intégrale Frémeaux, 12-1, Django précise dans une interview qu’il s’agit du finale, qu’on entend derrière lui]
En même temps, Django était un compositeur de morceaux très prolifique. À ma connaissance, il avait écrit au moins cent compositions. Elles étaient réproduites sur papier mais très mal, car Django ne savait pas écrire la musique et elles provenaient toutes d’enregistrements. Qui plus est, il n’appartenait pas à la Société des compositeurs français, car il était impossible d’en faire partie si vous ne saviez pas écrire la musique. Incroyable ! Du coup, il faisait partie de l’équivalent britannique. Pour être membre de la Société française, il y avait aussi un examen très important et difficile. Donc sans ce diplôme, vous ne pouviez pas toucher de droits. Son génie était tel que ce manque d’éducation ne l’handicapa jamais plus.
Alain Romans : Il y a une histoire drôle à propos de Django avant la guerre que j’aimerais vous raconter. À l’époque, nous travaillions chez Bricktop. Et un jour un agent est arrivé d’Angleterre pour établir un contrat avec Django et Grappelli. Django m’a demandé d’être là parce qu’il ne parlait pas l’anglais. Soudain, au milieu de la discussion, pour montrer qu’il savait lire, Django se penche et me prend le contrat des mains, et devant Stéphane, met le doigt sur une clause et dit : « Ça, j’aime pas ! » Stéphane regarda la clause en question et commença à rire. À mon tour je regardai et commençai à rire aussi. C’était une clause stipulant que les frais seraient couverts par l’agence.
L’autre histoire sur Django, également vraie, est qu’une fois il vivait dans un hôtel avec son frère Joseph and son cousin Camembert, avec lesquels il travaillait. Camembert devait son surnom au fait qu’il aimait manger du camembert en permanence. Bref, Django avait une chambre – une belle chambre – et pendant la journée tous ses amis venaient lui rendre visite. Mais un autre ami de Django voulait la chambre pour lui tout seul, et donc tous les matins vers 5 heures, ce type venait frapper à la porte de Django et murmurait d’une voix sépulcrale : « Django, c’est la voix de ton grand-père te demandant de quitter cette chambre. » Cela dura environ une semaine, jusqu’à ce que Django, terrifé, n’en pût plus et partit. Le cousin emménagea sur-le-champ, et quand Django eut vent de la manœuvre, il fut furieux. Il pensait que c’était un esprit, vous voyez.
Gérard Lévecque : Il avait peur des fantômes et de tout ce qui est surnaturel… C’était normal – il n’avait reçu aucune instruction et n’était jamais allé à l’école. Son peuple est assez à part. Ils n’obéissent pas aux règles comme les autres. Ils volent des poules, ils mettent leur chevaux à brouter dans les champs de maïs des autres. Parfois je pense que ce peuple est plus dénué de racines et hors de tout contexte que n’importe quel Africain débarquant à Paris. Ils vivent juste en dehors de la société. Lorsqu’ils prennent le métro, ils ne savent pas lire les noms des stations. Ils doivent demander si c’est Châtelet ou Les Halles. C’est pire qu’être aveugle. Django s’en sortait car c’était un génie. Mais en même temps ça l’a handicapé toute sa vie.
Hubert Rostaing : Toutefois son manque d’éducation scolaire l’a aidé à conserver une sorte d’innoncence. Cela faisait probablement partie de son extraordinaire expressivité musicale. … Il piquait un fou rire et se tapait les cuisses après avoir joué un bon chorus. Il n’y avait aucune prétention là-dedans – c’était somme toute logique. Il avait bien joué et il en était content, à la manière d’un enfant. C’était parfaitement logique.
Gérard Lévecque : Il était toujours ravi par son propre jeu. Il était assis et disait : « Ne suis-je pas génial ? (great) Comme je joue bien, là. Écoute ça ! » Il se pensait le plus grand de tous, et c’était vrai.
Hubert Rostaing : Autre chose à propos de Django : lorsqu’il avait de l’argent, il devenait assez inabordable. Il se prenait pour un grand seigneur, et ça lui allait. Une distinction naturelle se dégageait de lui. Quand il avait de l’argent, il ne voulait pas travailler. Il sortait avec de très jolies femmes, il achetait des voitures et tout ce qui lui chantait. Il disait à peine « bonjour ». Il était impossible. Ce n’était pas par prétention, mais parce qu’il jouait les millionnaires. Je me souviens qu’un jour on nous fit signer un contrat pour jouer en Belgique. Il avait deux impresarios à l’époque et ils lui demandaient combien il voulait pour ce boulot. Quand on lui demanda combien : « Combien touche Gary Cooper ? Parce que son cachet pour un film, je veux le même. » Vous comprenez, c’était la guerre et Gary Cooper était une star américaine de films et n’avait absolument aucun lien avec Django. Mais Django n’était pas convaincu. « Vous pensez vraiment que je vaux moins que Gary Cooper ? Alors, s’il vous plaît, trouvez combien il gagne parce que je veux toucher la même chose. » Ce n’était pas pour l’argent en soi ; pour lui, c’était symbolique.
Louis Vola : Il aimait beaucoup le cinéma. Sa femme, la mienne, lui et moi-même allions parfois au cinéma jusqu’à trois ou quatre fois en une journée. Il se laissait emporter par les personnages qui l’impressionnaient dans les films. Un jour, il me dit : « Allez, viens, on sort. J’ai envie de me battre ! » Alors il me traîna jusque dans un bistro de Montmartre où il commença à chercher quelqu’un avec qui se battre.
Stéphane Grappelli : Un jour, Django et moi furent invités au Palais de l’Élysée par une personnalité importante. Nous étions invités pour dîner et ensuite pour jouer. Django ne vint pas. Après le dîner, la personnalité importante reste très polie, mais je vois qu’elle s’impatiente, donc je lui dis que je crois savoir où se trouve Django, alors qu’en réalité je n’en sais strictement rien. Ce monsieur fait alors amener sa limousine et je me rends à l’appartement de Django à Montmartre. Sa guitare est dans le coin et je demande à sa femme où est Django. Elle dit qu’il est peut-être à l’Académie en train de jouer au billard. Il était très fort au billard, très adroit. Il a passé son enfance à faire ça et à vivre dans la rue. La rue était son salon. Donc je vais à l’Académie, et lorsqu’il m’aperçoit, son visage passe par toutes les couleurs : rouge, jaune, blanc. Bien que deux fois plus grand que moi, presque, il avait un peu peur. Chez les manouches, l’âge compte, même si je n’ai que deux ans de plus que lui. Aussi je savais lire, j’avais une éducation. Voilà Django avec une barbe de deux jours et en pantoufles. Donc je le mets dans la limousine et nous retournons à son appartement pour qu’il fasse sa toilette et prenne sa guitare. Django était comme un caméléon. En une seconde, il pouvait se transformer complètement. Il était gêné de toute cette histoire, mais son naturel revint vite. Et quand nous arrivâmes à l’Élysée et que le garde au portail salua la limousine, Django fit une mine fière et dit : « Ah, ils me reconnaissent. »
Gérard Lévecque : C’était un homme très imposant. Malgré ses absurdités, il avait une noblesse naturelle. Lorsqu’il entrait dans un restaurant ou marchait dans la rue, même sans savoir que c’était Django, les gens demandaient si c’était une sorte de prince oriental ou un magnat du pétrole ou quelque chose du genre. Bien sûr il n’était pas aussi connu en France qu’en Angleterre ou en Allemagne. Il était toujours invité par des gens importants, et il n’en était jamais impressionné le moins du monde. Quand il fut invité à déjeuner par son Altesse royale de Belgique, Django mangea sa salade avec ses doigts – et c’était génial ! La Reine mère était une grande fan de musique – la femme d’Albert et la mère de Léopold. C’était une très vieille dame, très maquillée. Il y avait des majordomes partout, et Django mangea sa salade avec ses doigts… Et avec beaucoup d’élégance !
Alain Romans : Un jour nous jouions à une réception pour le baron Rothschild avec Django et Grappelli. Sur le piano, il y avait une grosse boîte en argent qui contenait des cigares. Django était assis là et jouait, et tout en tenant sa guitare de la main gauche, de temps en temps sa main droite se saisissait furtivement de quelques cigares. Et chaque fois que Stéphane voyait cette main se diriger vers la boîte de cigares, il lui donnait un coup sec du bout de son archet. Et tout à coup on entend un cri : un très vieil homme couvert de médailles était venu juqu’au piano pour prendre un cigare. Et Stéphane, sans regarder, avait frappé sa main de son archet, pensant que c’était Django !
Louis Vola : Django était ainsi parce qu’il s’en fichait… Je l’ai emmené à Toulon une fois. Et il avait des problèmes de pieds, à l’époque – il n’arrivait pas à bien marcher. Alors il a vu des bottes militaires dans la vitrine d’un magasin qui vendait des affaires pour la Marine. Il les a essayées, aimées, et après ça n’a presque rien porté d’autre. Lorsqu’on a fait un gala pour la famille Rothschild, où se trouvaient toutes sortes de ministres et une cinquantaine d’invités, Django mit ses pieds sur un meuble ancien, avec ses bottes et ses chaussettes de tissu écossais. Il ne remarquait pas ce genre de choses, ça ne l’intéressait pas.
Hubert Rostaing : Il ne jouait que quand il le voulait. Le jour où il m’entendit jouer du blues et décida de m’engager dans sa formation, nous sommes sortis prendre un verre et il a passé la soirée à me parler. Il ne s’embêtait pas à aller au travail. Et s’il avait un concert dans un club, et que des amis à lui jouaient dans le bâtiment d’en face, il préférait largement aller jouer avec eux, parce que c’étaient ses amis, plutôt que de donner son propre concert. Je me souviens que je travaillais dans un club, et Django avait assemblé un orchestre au Bœuf sur le Toit. Et il m’a demandé de lui prêter (lend) des arrangements, donc je l’ai aidé. Mais malgré cela il venait nous voir chaque soir parce que nous étions ses amis, et il n’aimait jouer qu’avec les gens qu’il appréciait.
Hugues Panassié : Ce n’était pas toujours facile de s’assurer des services de Django. Il acceptait toujours de venir, mais c’eût été pure folie de s’attendre à ce qu’il vienne au studio de lui-même. La plupart des enregistrements s’effectuaient le matin, entre 9h et midi. Comme Django allait au lit vers 7h du matin, il était hors de question de le réveiller, ou s’il était réveillé, de lui demander de sortir du lit. Quelqu’un était envoyé pour le réveiller de la manière la plus douce possible. Django ne bougeait pas. Alors mon émissaire se rendait au café le plus proche et revenait avec un café crème et des croissants. Django, enchanté, prenait alors son petit-déjeuner au lit. C’était un premier succès. Ensuite il désirait en général écouter de la musique ; on allumait alors sa radio, jusqu’à ce qu’il tombe sur quelque chose qui lui plaisait. Finalement, après beaucoup d’hésitation, il consentait à s’habiller. Surtout il ne fallait pas le brusquer, ou tous les efforts étaient perdus. Enfin il arrivait au studio à 10h moins le quart, nous ayant fait perdre 45 minutes précieuses, mais sa participation était si essentielle que ce temps perdu était en fait largement compensé.
Art Lanier : Django Reinhardt ! Il était comique. Vous savez, comme on dit, c’était un manouche (gypsy). On jouait ensemble les vendredi et samedi soirs. « Ok, à lundi ! » Après une semaine ou dix jours environ, il se pointait. « Bonjour, comment ça va ? » Personne ne disait : « Où est-ce que t’étais passé ?! » Puis il restait pendant deux ou trois semaines. Puis il faisait ses bagages et disait qu’il partait. « Je serai parti pour tant de temps » ; puis il partait.
Louis Vola : Un jour au casino Palm Beach de Cannes, pendant le thé dansant, son frère Joseph me dit : « Django ne se sent pas bien. » Un peu avant la fin de la session, Joseph me dit que lui aussi avait mal aux dents, et qu’il retournait à l’hôtel pour se reposer. Il dit : « Je serai de retour ce soir. » Entre le thé dansant et le concert du soir, je suis retourné à l’hôtel pour me reposer moi aussi. Alors que je me reposais un peu, pendant une demi-heure environ, j’ai entendu un bruit dans l’escalier. Je n’y ai pas prêté plus attention. Ensuite je me suis changé, lavé et préparé pour la soirée et suis allé au Palm Beach. Pas de Django, pas de Joseph. Donc j’ai pris ma voiture, enragé, et je me suis rendu à la gare. Là, qu’est-ce que je vois ? La femme et la mère de Django, sur le trottoir juste devant la gare. J’ai demandé : « Qu’est-ce que vous faites ? » Elles ont répondu : « Oh, Django est fou. Il dans le café d’en face à jouer au billard. Il veut retourner à Paris. » Je lui ai arraché les billets de train des mains et lui ai dit de dire à Django et à Joseph qu’is avaient un gala très important au Palm Beach dans une heure et demie et qu’ils avaient intérêt à être présents. Ils se sont pointés une heure et demie plus tard, comme si de rien n’était. Et à partir de là, il n’y a plus eu aucun problème jusqu’à la fin de notre séjour.
Django était très difficile à inclure dans un orchestre parce qu’il n’était pas du genre à travailler, travailler, travailler tout le temps. Il était capricieux, et s’il voulait s’en aller pêcher, il y allait. S’il voulait jouer dans un bar avec des amis, il allait jouer avec eux, et Mabel Mercer, qui était la chanteuse chez Bricktop, devait alors partir à sa recherche. Car souvent de très bons clients comme le fils du président Roosevelt venaient chez Bricktop juste pour l’écouter jouer. Il était capricieux. S’il voulait jouer, il le faisait, et s’il ne voulait pas, il ne jouait pas. Il pouvait aussi être très caractériel envers ses autres musiciens.
Alain Romans : Django n’était pas très facile à gérer quand il travaillait… Il trouvait instinctivement les bons accords. Mais souvent il donnait du fil à retordre aux musiciens s’ils jouaient le mauvais accord. Il se levait et commençait à crier contre tel ou tel type, disant qu’il ne savait pas jouer et qu’il n’était bon à rien. C’était le mauvais côté de Django. Il n’admettait jamais que quelqu’un puisse jouer un mauvais accord.
Hubert Rostaing : Lorsque Django jouait avec quelqu’un dont il n’aimait pas la manière de jouer, ça l’agaçait. Nous avons enregistré un titre une fois qui s’appelait « L’œil noir ». C’était exactement ça. S’il y avait un guitariste ou un pianiste qui ne swinguait pas assez ou si les accords de quelqu’un ne lui convenaient pas, Django lui lançait alors un regard noir, glacial – l’œil noir. Il devenait furieux. Ce n’est pas qu’il était méchant ; c’était une sorte d’impatience.
Gérard Lévecque : Django devenait très nerveux pendant les concerts. C’était toujours un immense effort pour lui de jouer en public. Il suait abondamment, il n’était jamais à l’aise. Ça lui demandait un gros effort physique. Et malgré les problèmes causés par les tempos très soutenus et les séquences d’accords compliqués de certains morceaux, nous ne répétions jamais. Nous arrivions, jouions quelque chose pendant deux ou trois minutes, puis il disait « Ok, c’est bon. On y va. » Et nous entrions sur scène comme ça, sans répétition ni rien du tout. Normalement il y avait une petite introduction, puis le morceau finissait lorsqu’il le sentait. C’était plutôt comme la musique arabe, si vous voulez. Ça pouvait durer trois, six, dix, vingt minutes, parce que si ça ne lui allait pas il interrompait le morceau. Donc il y avait toujours un climat d’incertitude. Même chose avec les enregistrements. Et à chaque fois que les choses allaient un peu mal, Django jouait de plus en plus fort. Mais quand il faisait ça, il cassait une corde. Dès que ça arrivait, il posait sa guitare, arrachait la guitare de Joseph de ses mains, et continuait à jouer. Joseph devait alors sortir une corde de sa poche pour remplacer l’ancienne. Donc vous voyez que souvent la situation pouvait être assez tendue. Il n’était pas question pour lui d’avoir une seconde guitare ou de régler le problème d’une quelconque autre manière. Ce genre de problème ne l’intéressait pas. Il avait eu plusieurs guitares en sa possession et les avait toutes données. Il n’avait que sa Selmer ; les autres, il les avait soit abandonnées, soit données.
Madeleine Gauthier : Je me souviens qu’un jour le Quintette jouait dans un club très chic de la rue Fromentin. L’orchestre était entassé dans la cheminée. Ce soir-là, Django et son frère Joseph eurent une sorte de dispute et en vinrent à sortir les couteaux et à s’en menacer. Finalement, quelqu’un dut aller chercher leur mère. C’était la seule personne à pouvoir les séparer.